Une interview du 15/10/2012 de Stéphane Hesse par Olivier Berruyer.
Olivier Berruyer : M. Hessel, vous êtes l’auteur du livre «
Indignez-vous », qui a été un gros succès avec presque 5 millions
d’exemplaires. À l’époque, quelques esprits chagrins avaient souligné
que l’indignation seule était insuffisante. En défendant une motion au
PS, vous avez décidé de transformer l’indignation en action. Qu’est-ce
qui vous a poussé à vous engager dans ce combat ?
Stéphane Hessel : cette motion numéro 4 a été
rédigée par des gens consciencieux et conscients des grands problèmes
qui sont devant nous ; elle était d’ailleurs beaucoup plus longue et
plus explicite que les autres. J’ai accepté de la soutenir à la demande
de Pierre Larrouturou, car j’ai pour lui une importante considération
depuis beaucoup d’années déjà. Il a été le premier à nous expliquer
qu’il fallait pousser la Réduction du Temps de Travail beaucoup plus
loin, et qu’elle n’aurait toute sa signification que si on arrivait à
des semaines de 32 heures. C’était déjà une idée intéressante et juste,
qui m’avait frappé, tout comme d’autres idées qu’il avançait.
Ma principale préoccupation, que j’ai essayé d’ailleurs de traduire
dans les quelques pages de «Indignez-vous», c’est de voir que nous
faisons face à des risques très graves que court actuellement non pas
seulement la France, ni seulement l’Europe, mais je dirais la
Civilisation. Car il y a trop longtemps que nous vivons otages d’une
politique financière et politique complètement dévergondée, avec des
crimes commis constamment contre le salarié de base, de la part des
grandes entreprises corrompues et souvent cupides.
Par cette position que j’occupe maintenant depuis pas mal d’années
dans le cadre de la gauche française, il m’a semblé qu’il était bon de
stimuler le Parti socialiste – mon parti depuis très longtemps – pour
qu’il mène des actions courageuses. Celui-ci a actuellement énormément
de pouvoirs, mais il risque de ne les utiliser que pour se maintenir au
pouvoir plutôt que pour transformer radicalement nos sociétés, ce dont
elles ont besoin.
Tout ceci m’a donc amené à penser que cela valait la peine que je
mette mon nom à la tête d’une motion. Je l’ai fait sans trop
d’illusions, me doutant bien qu’une motion qui allait être concoctée en
quelques semaines et qui allait être présentée très vite n’aurait pas
une très forte majorité. Mais j’ai été agréablement surpris que nous
ayons quand même dépassé les 11 %.
OB : Comment expliquez-vous que le Parti socialiste se soit
finalement aligné assez fortement sur les principes de la dérégulation
néolibérale dans les années 80 et comment expliquez-vous qu’il tarde
autant à réagir pour essayer de re-réguler ?
SH : C’est exact. Le parti socialiste a été un peu prisonnier du
climat général en Europe où, pour des raisons historiquement
compréhensibles, prévalait la règle du « Surtout pas de marxisme ! ». On
s’est donc laissé séduire par des idées comme celles de Milton Friedman
: « le capitalisme est probablement inscrit dans les faits, pourquoi
essayer de s’en débarrasser ? On va pouvoir au contraire profiter de
tout ce qu’il apporte, de l’esprit d’entreprise, etc. »
Il semble que personne ne se soit aperçu que, d’année en année et de
présidence en présidence, à force de dérégulation permanente, il nous
resterait bien peu de socialisme… Je fais une parenthèse pour Michel
Rocard, où, dans ses trois années de ministère, on a fait des choses
très utiles, telles le RMI et la CSG ; il y avait une reprise d’une
pensée économique marquée par le socialisme, mais cela n’a pas duré.
Tout cela nous a conduit à une France qui, à la différence de
l’Allemagne et de son modèle de capitalisme rhénan, n’a pas maintenu un
minimum de responsabilité sociale.
C’est ce qui fait que j’ai trouvé que la présidence Sarkozy
correspondait malheureusement à une tendance très répandue, depuis
Thatcher et Reagan, et qui allait nous mener dans le mur. Pour toutes
ces raisons, il m’a paru indispensable de redonner au Parti socialiste
français le rôle qu’il n’aurait jamais dû cesser d’exercer.
OB : Comment expliquez-vous que dans les six premiers mois de
présidence Hollande aussi peu de mesures, ne serait-ce que symboliques,
aient été prises pour modifier la trajectoire du pays ?
SH : Il ne faut pas être trop sévère. Ce que Hollande a réussi dans
ses contacts avec les autres Européens c’est d’imposer qu’après
l’adoption d’un traité qui était un traité de régulation financière
stricte, il y ait un élancement vers davantage de développement
d’investissement de croissance. Donc je ne lui jette pas la pierre.
Vous dites six mois c’est trop, c’est vrai, mais ce n’est pas encore
énorme : on peut donc encore accélérer le mouvement nécessaire. J’ai
soutenu l’initiative Roosevelt 2012 pour rappeler que, dans les années
1930, le président Roosevelt, en l’espace de quelques semaines, avait
vraiment renversé les données de l’économie américaine avec des
résultats très importants. Et nous attendons un effort semblable de la
part de François Hollande et de Jean-Marc Ayrault. Alors pour le moment
on ne peut pas dire que ce soit très visible, on a plutôt un peu de
découragement devant le peu de mesures fortes prises très vite. Mais on
peut aussi comprendre qu’il ne soit pas si facile de prendre des mesures
courageuses très vite et qu’il est encore temps de prendre des mesures
fortes.
OB : J’aimerais prendre maintenant un petit peu de recul sur
la situation actuelle. Durant les 30 glorieuses, on a assisté à une
énorme compression des inégalités, une forte augmentation des pouvoirs
d’achat, bref, à une avancée très importante dans l’histoire économique
humaine. Au contraire, à partir du tournant néolibéral (Reagan,
Thatcher) de la fin des années 1970, on se rend compte que les
inégalités se sont remises à augmenter très fortement, en particulier
aux États-Unis – c’est un peu moins vrai en France. Elles y ont retrouvé
leur niveau des années 1900. Comment expliquez-vous un tel recul social
une telle acceptation, une telle résignation des peuples vers cette
hausse des inégalités qui profite aux seuls 1 % les plus aisés ?
SH : Occupy Wall Street, en est le résultat, c’est tout à fait exact.
Il est toujours difficile de tenter d’analyser un courant historique.
Cet assoupissement est survenu au creux d’une économie néolibérale sans
véritable contrainte, sans véritable régulation.
On peut peut-être attribuer une partie de cela à la chute de l’empire
soviétique et au retour vers l’Europe de pays qui avaient été marqués
par l’économie communiste et qui voulaient en changer radicalement. Il
n’y a plus eu face à Reagan et Thatcher et face à Milton Friedman
d’expériences chinoises, russes, polonaises qui auraient pu servir de
bouclier.
Une autre raison est probablement que le capitalisme est intelligent
et qu’il a réussi à donner l’impression qu’il y avait de la croissance
alors que cette croissance était souvent liée à de l’endettement.
Bref, on ne s’en est pas aperçu à temps. Vous avez raison de situer
cela après 1971, date du décrochage de l’or et du dollar ; il y a alors
eu une poussée commencée vers ces années-là et qui n’a malheureusement
été freinée par personne. C’est très malheureux, et les historiens
décortiqueront cela. Certains économistes le font déjà, comme Joseph
Stiglitz ou René Passet, qui sont passionnants pour démontrer combien on
a perdu de terrain au cours des trente dernières années du XXe siècle.
OB : C’est sans doute le combat à venir du XXIe siècle, non?
SH : Ça devrait l’être et l’on peut donner une date, à mon avis
intéressante, c’est l’an 2000. En l’an 2000, le secrétaire général des
Nations unies Kofi Annan a réuni à New York toutes les organisations non
gouvernementales intéressées par l’évolution historique, et leur a
demandé de définir les huit objectifs principaux de développement du
millénaire. Ce texte-là est prodigieusement intéressant, car il montre
clairement la façon dont il faudrait préserver les biens publics
fondamentaux : l’eau l’énergie, le bois, la santé, l’éducation…
Ce texte qui devait amener les Nations unies à diviser par deux la
pauvreté dans le monde en l’an 2015 n’a évidemment pas été, jusqu’ici,
appliqué. Les rencontres successives, que ce soient Johannesburg, Rio et
les autres et Copenhague, n’ont pas donné de résultats. Pourquoi ?
Parce que les gouvernements ont été amenés à travailler ensemble, mais
chaque gouvernement ne se préoccupait que de ses propres intérêts plutôt
que ceux de la population humaine et pendant ce temps les sociétés
humaines ont commencé à se réunir. Il y a eu Porto Alegre, il a eu des
forums sociaux, ce n’est pas nul. Mais c’est encore infiniment moins
puissant que la conjonction des plus riches, des 1 %.
OB : Ne trouvez-vous qu’il y a une forme de déchéance morale à
ce que l’Occident ait finalement abandonné les objectifs du millénaire
et que 25 000 habitants de la planète meurent toujours de faim tous les
jours, alors qu’au moment de la crise financière en 2008, on a pu
mobiliser des milliers de milliards de dollars pour venir en aide au
secteur financier ? Ne pensez-vous pas que le tiers monde va finir par
regarder l’Occident d’une façon très différente après ça ?
SH : Mais oui, c’est déjà le cas ! On ne peut comprendre ce qui nous
arrive sous le nom de terrorisme que par l’accumulation de méfiance et
quelquefois de haine à l’égard des puissances qui ont réussi et qui sont
riches. Tout en étant d’ailleurs très endettées, c’est encore autre
chose… Donc vous avez tout à fait raison. Nous courons de plus en plus
le risque de voir des sociétés divisées entre extrême pauvreté et très
grande richesse et ça, c’est un drame qui risque de nous couter très
cher…
OB : Vous avez joué, en tant qu’observateur, un rôle dans la
Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948. Comment
jugez-vous le recul depuis le 11 septembre 2001, d’un certain nombre de
principes moraux, évidemment d’abord aux États-Unis : usage de la
torture, assassinats ciblés sans procès ordonnés par Barack Obama dans
des pays étrangers…. Et plus largement, comment jugez-vous l’évolution
des droits de l’homme dans le monde ces dix dernières années ?
SH : Je crois qu’il faut être mesuré. Il y a effectivement, et vous
venez de le souligner, un grave recul du respect des droits de l’homme
notamment par des puissances qui ont des objectifs de domination
mondiale ou de domination régionale. Et je mettrai deux pays en tête :
les États-Unis et Israël. Dans l’un comme dans l’autre cas, on ne se
soucie pas des droits fondamentaux, on poursuit la domination d’un pays
et d’une puissance.
Mais il faut reconnaitre qu’à côté de cela, se développent dans
beaucoup de pays des organisations de défense des droits de l’homme et
qui, quelques fois, mobilisent même courageusement des foules. Il faut
voir ce qui s’est passé récemment encore, que ce soit en Chine, en
Russie, en Espagne, au Portugal et ailleurs : il y a une volonté de ne
pas laisser bafouer les droits de l’homme qui trouve des porteurs. Pour
le moment encore en quantité insuffisante, et si mon petit effort
personnel à amener les gens à s’indigner s’inscrit là-dedans, c’est
évidemment une toute petite chose par rapport à tout ce qui devrait se
développer.
Mais il ne faut pas être uniquement découragé, car à côté des
horreurs que vous signalez, qui sont en effet inacceptables, il y a des
mouvements populaires dans beaucoup de régions du monde qui peuvent nous
faire penser qu’une autre façon de voir les choses est possible. Il
suffit pour cela de lire le petit livre d’Edgar Morin, « La Voie », dans
lequel il montre que ce qu’il appelle presque une métamorphose humaine
est possible. Parce qu’il y a aussi de plus en plus de gens qui veulent
se débarrasser d’une attitude égoïste et corruptrice pour adopter
profondément une attitude de sympathie, de respect et d’humanité.
OB : On voit que le printemps arabe apporte certaines
désillusions, il y a des tensions très fortes autour de la Syrie
aujourd’hui, l’Iran est sous la menace de bombardements dont on se
demande jusqu’où les conséquences pourraient aller – comme si l’Humanité
perdait la raison sur certains points. Comment jugez-vous les ferments
de haine qui se développent actuellement sur la planète ?
SH : Je considère que ce qui se passe actuellement est très
dangereux, très dangereux. Et que par conséquent, il faut très vite
essayer de trouver des contrepouvoirs. Parce que la rapidité avec
laquelle on démolit des zones entières, la façon dont, par exemple, on
laisse la Chine acheter des terres en Afrique, tout ceci va poser de
graves problèmes au climat. Toutes les atteintes portées actuellement à
l’écologie des systèmes mondiaux sont d’une grande dangerosité.
En même temps, les choses sont toujours balancées, la prise en compte
de ces risques s’accroit. Il y a un peu partout dans le monde, et même
parmi les jeunes générations, de plus en plus de groupes qui se forment
et qui essaient de lutter. Donc ça va mal, mais ça peut aller mieux.
Dans le petit texte que notre motion a publié, nous avons écrit : « ça
va plus mal qu’on ne vous le dit, mais on peut faire quelque chose».
OB : Quel regard portez-vous sur l’engagement des citoyens, et son évolution au cours des décennies passées ?
SH : Je dirais que l’engagement était faible pendant la deuxième
moitié du XXe siècle, un peu plus fort pendant les 3 ou 4 dernières
années du XXe siècle et qu’il est de nouveau retombé lourdement après la
chute des tours du World Trade Center. Et il est actuellement en train
de se reprendre.
OB : Vous avez vu qu’aujourd’hui l’Europe a été récompensée du prix Nobel de la paix, qu’en pensez-vous ?
SH : J’en pense un peu la même chose j’avais pensé quand Obama a eu
le prix Nobel. Je dis qu’il faut s’en servir pour montrer que la seule
signification qu’on tente de donner au prix Nobel de la paix, c’est de
réaffirmer des valeurs humaines profondes qui devraient être respectées
et l’on peut dire que malheureusement l’Union européenne telle qu’elle
fonctionne aujourd’hui ne mérite surement pas le prix Nobel, mais que si
on le lui attribue, ça peut l’encourager à essayer de le mériter…
(rires)
OB : Comment expliquer une telle modification de l’Europe,
qui était partie sur des bases assez intéressantes, avant de s’engager
dans un tournant néolibéral quasi-suicidaire ?
SH : C’est effectivement la question. L’Europe a été dominée par une
oligarchie financière et économique, et elle n’a pas su développer ni
sur le plan social, ni sur le plan culturel et éducatif, tout ce qu’elle
aurait pu développer. Il ne faut pas sous-estimer certains efforts qui
ont été faits et qui font qu’actuellement il y a une espèce d’européisme
de la part des Européens ce n’est pas nul, mais c’est très insuffisant
encore.
OB : Vous venez de sortir avec Albert Jacquard un livre sur
le désarmement nucléaire, Exigez ! Un désarmement nucléaire total .
Qu’est-ce qui vous a donné envie de remettre sous les projecteurs ce
sujet ?
SH : Car il m’horrifie particulièrement. Nous nous sommes laissé
entrainer à vouloir faire de l’armement nucléaire en sachant
parfaitement que l’on ne peut pas s’en servir. C’est complètement
impossible de s’en servir si l’on veut rester à peu près civilisé. Et
malgré ça, on dépense des fortunes et l’on ne fait pas l’effort pour
l’énergie renouvelable. Et l’on ne fait pas l’effort pour la paix et on
laisse les armements nucléaires se développer dans le monde. Donc c’est
suffisamment préoccupant pour que je sois heureux de cosigner avec
d’autres, un appel à s’en débarrasser…
OB : Cela fait soixante-dix ans que vous vous engagez très
fortement, depuis la Résistance jusqu’à aujourd’hui, sans vous arrêter…
SH : J’ai eu la chance de passer à travers une longue vie et de
pouvoir de temps en temps y manifester mes convictions. C’est tout ce
que l’on peut faire c’est ce que vous faites aussi j’en suis sûr, et je
vous félicite de continuer à le faire
OB : Et vous qu’est-ce qui vous a donné le courage de vous engager dans la résistance en 1941, de partir à Londres?
SH : Si vous voulez à l’époque c’était facile, il y avait un ennemi
évident que l’on ne pouvait pas accepter. Il y avait un pays envahi et
battu militairement que l’on ne pouvait pas laisser faire de l’armistice
et il n’y avait qu’une chose à faire, c’est rejoindre le général de
Gaulle
OB : Et vous n’aviez pas peur pour vous?
SH : Non (rires)
OB : Où trouvez-vous votre énergie ?
SH : Je ne la trouve plus, je vieillis et je commence à ne plus
pouvoir marcher droit, donc mon énergie je la garde pour quelques
conversations au téléphone, qui me font plaisir, comme en ce moment.
Mais pour le reste l’énergie, il n’y en aura bientôt plus. Mais tant que
j’en ai, je suis content de pouvoir au moins l’utiliser…
OB : Avez-vous un message à transmettre aux jeunes qui liront cet interview ?
SH : Mon message c’est: «courage et confiance ! » Il
faut avoir confiance en soi. Il faut se souvenir que Socrate nous
disait: «Connais toi-même et aie confiance en toi» et il faut avoir du
courage. Car les choses qui paraissent insupportables et insurmontables
ont été dans le passé supportées et surmontées et il ne faut pas laisser
tomber!